dimanche 7 septembre 2014

Le compromis historique entre « Etat civil » et religion dans le néo-constitutionnalisme arabe post-révolutionnaire.



Introduction.
A.   Qu’est-ce qu’un compromis historique?
Un compromis consiste, dans l'hypothèse d’un processus contraignant d'action compétitive, en une prise de décision finale entre deux ou plusieurs propositions d'action contraires. Il faut supposer que l'absence de décision finale, c'est-à-dire le maintien de propositions contradictoires, pourrait aboutir à une situation de crise, dont on suppose qu’elle pourrait être préjudiciable aux acteurs en compétition, situation qu’ils désirent éviter, d'où le caractère contraignant de la décision finale.
Un compromis peut-être obtenu de plusieurs manières : soit on ignore les positions en jeu, sans décider pour l'une ou pour l'autre : soit on adopte une position médiane, ce qui est relativement aisée dans les cas ou seulement deux positions sont en lice ; soit on adopte une tierce position plus proche de l'une que de l'autre ou des autres propositions initiales : soit enfin on opte pour les deux positions initiales à la fois, ce qui constitue en réalité une position d'attente, en attendant que l'avenir décide de la mise en application de ce choix. Toutes ces modalités du compromis ont été expérimentées en Tunisie au cours des trois dernières années.
Un compromis est historique, lorsque dans une société donnée la décision de compromis prise entre un certain nombre d'acteurs politiques influents touche les grandes orientations politiques et sociales ou encore s'inscrit dans un contexte historique à forte évolution (changements brusques et massifs). Il s'agit donc d'un choix fondamental d'orientation et non pas d'un choix de gestion courante. Dans les cycles de l'évolution historique, il faut bien admettre en effet qu'il existe pour chaque société des moments privilégiés de forte évolution ou de rupture que les historiens utiliseront par la suite comme dateurs-marqueurs privilégiés, correspondant aux temps forts de l'histoire sociale. L'histoire de tous les jours ne ressemble pas à celle des grands événements : fulgurances prophétiques, révolutions, naissances, indépendances, scissions et chutes des Etats, des empires, des royautés et des républiques, avènement et mort des hommes et des régimes, batailles déterminantes, conquêtes exceptionnelles, désastres nationaux, constituent autant d'orages et parfois de tornades dans le ciel des peuples.
Depuis l'année 2011, le monde arabe est entré dans un cycle de révolutions généralisé. Nous nous trouvons donc dans une zone de faille dont on ne peut aujourd'hui mesurer l'extension.
B.   Qu’est-ce qu’une révolution ?
Un nombre incalculable d'approximations, d'erreurs de jugement, de poncifs, ont circulé sur la révolution, en particulier celle qu'a vécue la Tunisie. Le comble du bêtisier a été atteint lorsque certains, en particulier des journalistes, ont prétendu juger l'existence ou la non-existence de la révolution en fonction de ses suites immédiates, c'est-à-dire de sa réussite ou son échec. Pour éviter ces dérives, je voudrais présenter les remarques qui suivent concernant les conditions d'une révolution.
Scénographie.
Une révolution doit tout d'abord être jugée selon sa scénographie propre, le plus près possible de sa mise en scène, à travers l'audition et la visualisation de sa période très brève de jaillissement. Cette scénographie nous est restituée par l'ensemble des témoignages, reportages, images de ce moment privilégié. Une révolution est un livre d'images qu'il faut consulter et des acteurs très nombreux sur une scène de théâtre qu'il faut auditionner. Ce n'est pas avec le regard miséreux et décontenancé des années de crise qui suivent forcément toute révolution que l'on peut se faire une opinion sur la nature, l'avenir ou la portée d'un moment révolutionnaire, phénomène historique et sociologique qu’il faut resituer dans son cadre temporel et social spécifique.
Que peut-on lire à travers la scénographie des événements arabes, à partir de janvier 2011 ? Tout d'abord qu'il s'agit bien de révolutions. Cette conclusion dérive des constatations suivantes.
Les conditions d’une révolution. Protestations, chute d’un régime, message.
La protestation publique généralisée  est la première condition d’une révolution. Les événements arabes ont été marqués par une protestation massive (pas forcément de masse), violente ou non violente, dépassant par son ampleur l'ensemble des phénomènes de protestations qui émaillent la vie politique quotidienne de toute société, tels que les manifestations, les grèves partielles ou générales, les pratiques de désobéissance civile, les insurrections, les révoltes. Il faut cependant avouer que cette ampleur des phénomènes protestataires ne peut être connue, en dernière analyse, qu'au terme de leur résultat final, en termes de victoire ou d'échec.  Si les phénomènes de protestation restent sous contrôle ou sont réprimées avec succès, alors ils iront rejoindre la masse des phénomènes ordinaires et quasiment quotidiens de protestation. Au contraire, s'ils aboutissent à un changement politique majeur, ils entreront alors dans la catégorie des  événements révolutionnaires. C'est ce qui s'est passé dans le monde arabe, en Tunisie, puis en Égypte, en Libye, au Yémen. La situation révolutionnaire au Maroc a été contrôlée[1].
En effet, une révolution n'existe, et c'est la deuxième condition, que si elle aboutit à la chute d’un modèle politique, incarné par des hommes, des discours, des pratiques et des institutions[2]. À ce titre, une révolution est à la fois un phénomène politique, puisqu'elle signe la fin d'un régime et juridique, puisqu'elle signe la fin d'une constitution. Mais, contrairement à ce que pense avec, malgré tout, une certaine prudence, Charles Tilly[3], cela n’implique pas forcément le contrôle du gouvernement par les forces révolutionnaires. Telle est la particularité des révolutions arabes. En Tunisie, par exemple, le gouvernement postrévolutionnaire est resté, pour un temps,  entre les mains de membres de l’ancien régime, puis a subi, notamment à partir du 27 février 2011, des modifications, mais sans jamais être accaparé par la coalition des forces révolutionnaires.  Cela s'explique par le fait que les révolutions arabes, inattendues et spontanées, n'ont pas été planifiées à l'avance par  des partis organisés, en compétition avec le gouvernement en place pour la prise du pouvoir. Le pouvoir n'était pas l'enjeu de ces révolutions.
Le pouvoir n'ayant pas été l'enjeu principal de ces révolutions, en l'absence de partis en compétition pour la prise du pouvoir d'État, des périodes transitoires de gouvernements provisoires se sont imposées. Ces périodes transitoires varient évidemment de forme, d'intensité et de longueur selon les aléas politiques de chaque pays. En Tunisie, où cette période se caractérise par une certaine rationalité, la transition a connu trois phases essentielles. La première se situe entre la révolution et les élections du 23 octobre 2011. La deuxième entre l'installation de l'assemblée nationale constituante et l'adoption de la constitution le 27 janvier 2014. La troisième entre janvier 2014 et les élections législatives et présidentielles sous l'égide de la nouvelle constitution. La rationalité, cependant, ne signifie pas harmonie. Entre les différentes phases transitoires et à l'intérieur de chaque phase il existe en effet de nombreuses contradictions, donnant lieu à des conflits politiques et à des crises.
Enfin, une révolution est un programme, un appel, un message, en vue de la construction d'un modèle politique jugé meilleur, assurant plus de liberté, plus de dignité plus de respect de l'homme et du citoyen. Cette troisième condition révèle la portée incontestablement éthique de toute révolution. Toute révolution, peu ou prou, participe à la construction de l'humanisme.
C.   Révolution, demande démocratique et néo-constitutionnalisme.
Avec cette scénographie,  il devient évident que l'événement révolutionnaire a définitivement mis fin à ce que certains ont appelé « l'exception arabe »[4]. Dans le même sillage, il a mis fin à une légende largement exploitée par les dictatures et leurs alliés et par certains partis islamistes radicaux: celle qui veut laisser croire que le concept de démocratie et ses dérivés constituent un article d'importation occidentale n'ayant de validité qu'à l'intérieur de la culture de souche européenne. Les révolutions arabes ont infirmé cette thèse. De ce fait, comme l'écrit Abdou Filali-Ansari,  « la légitimité démocratique est en train de devenir la seule forme de légitimité politique acceptable dans les sociétés arabes »[5]. La demande démocratique est constitutive de l'humain, comme le prouve la persistance des révolutions de la dignité et de la liberté à travers le monde. Une révolution, précisément, n'a d'autre sens que de lever la chape de plomb qui emprisonne, tout au long des siècles, l'instinct démocratique, sous le poids de l'aliénation sociale et culturelle. L’Europe, depuis la Grèce antique et la Rome républicaine jusqu’aux Lumières, a eu le simple privilège d’avoir diffusé l’une des formes institutionnelle de la démocratie : le constitutionnalisme.
Le moment révolutionnaire est allé de pair avec l'apparition d'un néo constitutionnalisme arabe qui s'est fortement exprimé à travers le message de la révolution, en particulier en Tunisie. Il s'agit en fait d'une reprise des  universaux du constitutionnalisme classique mondialisé[6] par l'effet de l'extension planétaire de la culture constitutionnaliste européenne à travers l’idée du Free state au centre du républicanisme anglais[7],  également à travers les grands thèmes de « l'Esprit des lois » largement diffusé dans le monde arabe depuis la deuxième moitié du XIXème siècle, ainsi que de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Cette reprise va cependant être orientée vers des demandes particulières liées aux circonstances de lieu et de temps de chaque société arabe. Ainsi, les concepts d’État civil, dawla madaniyya, de dignité, karama, de liberté, hurriyya, renvoient tous à des significations spécifiques. Il s'agit donc bien d'un constitutionnalisme de nouvelle facture.
D.   Etat civil et religion.
Notre étude porte sur ce cycle particulier de l'histoire, chargé de contradictions. Nous avons limité notre analyse à l'une des contradictions majeures vécues au cours des dernières années. Elle oppose en fait deux orientations d'une immense portée politique juridique : celle de « État civil », dawla madaniyya, et celle d’un « Etat religieux », dawla dîniyya. Dans le titre de notre étude, comme dans les développements qui vont suivre, nous avons choisi le terme « religion » par souci de simplification et de commodité. Mais il est entendu que ce terme renvoie à la religion dans ses implications politiques et juridiques centrés autour des concepts fondamentaux de religion, dîn et de normes religieuse, shar’. Les mots-clés de ce système sont les suivants : doctrine juridique religieuse, fiqh ; légistes, jurisconsultes ou juges de cette doctrine, faqih, qâdhi, muftî ; droit et moralité publique religieux, shar’ ; loi tirée du texte sacré, hukm shar’i ; science de l'interprétation à partir de la source religieuse et avec l'intention de servir le maître de la religion, ’ulûm shar’ia ;  État d’islam, khilafa ; religion d'État, dîn a-dawla ; etc. Ce champ sémantique s'inscrit à l'opposé du champ sémantique adverse synthétisé par le concept d’« État civil » et pivotant autour des concepts fondamentaux d’Etat, dawla et de loi, qânoun. Les mots-clés de cet autre système sont les suivants: doctrine juridique positiviste, ‘ilm alqânoun alwadh’i ; légistes, jurisconsultes et juges de cette doctrine, rajul qanûn, khabîr, hâkim ; droit et moralité publique temporels, huqûq wadh’iyya, huqûq madaniyya ; loi positive, qânoun a dawla ; règles juridiques ayant pour source la loi, qâ’ida qanouniyya ; science de l'interprétation au service des textes juridiques étatiques, ‘uloum qânûniyya ; État de droit, dawlat qânoun : État séculier, dawla ‘ilmâniyya, dawla lâikiyya.
A près les révolutions, entre ces deux systèmes de pensée difficilement conciliables, il a fallu négocier et établir un certain nombres  de compromis. Pourquoi et selon quels processus ? Avec quels résultats ? C’est à ces deux questions que nous allons répondre à présent.
Première partie : les origines et les techniques du compromis.
Les périodes dirigistes ou dictatoriales, plus ou moins longues antérieures aux révolutions arabes, ne manquaient ni de déséquilibres, ni d'antagonismes, ni de conflits. Mais la plupart de ces antagonismes étaient maintenus dans une sorte d'équilibre forcé par des phénomènes très nombreux de légitimation symbolique, de propagande, de mobilisation de masse, grâce à l'action concertée des partis politiques dominants ou exclusifs, des différents corps de police politique, des milices et de l'armée.
A.   Les causes du compromis.
Les révolutions vont précisément avoir pour effet de libérer ces antagonismes, au moins en ce qui concerne quatre questions fondamentales : la question sociale, la question de l'État et du droit, la question confessionnelle et celle de la culture.
La révolution et la libération des antagonismes.
Au niveau social, la révolution allait mettre en pleine lumière le conflit entre les élites intellectuelles ou socio-économiques centralisatrices et les masses et régions déshéritées, entraînant de nouvelles formes de lutte des classes dans laquelle le slogan religieux devient le mobilisateur principal au service des classes deshéritées. De même, elle va révéler une tension qu'on croyait dépassée, entre l'allégeance nationale et les allégeances tribales. Des antagonismes entre élites traditionnelles et élites nouvelles vont également voir le jour.
La question de l'État et de l'unité territoriale va être remise en cause, parfois de manière dramatique, comme au Yémen ou en Libye. Des phénomènes de parcellisation de l'État et de monopole des armes vont totalement déstabiliser le pouvoir central et entraîner l'affaiblissement, la déliquescence ou parfois même la destruction de l'État. Toujours au niveau de l'État, un enjeu de taille va prendre une place de premier plan au niveau du débat public. Il s'agit précisément de la question des rapports de l'État et de la religion, de l'islamisation de la société et de l'État ou au contraire de la sécularisation des mœurs, du droit et de la loi.
La question confessionnelle n'est pas en reste. Elle va être ranimée et prendre à son tour des tournures dramatiques avec la prise du pouvoir par les islamistes à la suite des processus électoraux, comme en Tunisie ou en Égypte. Cette question va être non seulement marquée par la division classique entre islam politique et tendance sécularistes, mais également par la grande déchirure à l'intérieur de l’islamisme, entre les réformistes modérés, les frères musulmans, les salafistes, les jihadistes, les mystiques apolitiques, les sunnites, les chiites, l'islam d'État, l'islam d'opposition etc. La question confessionnelle n'est évidemment pas détachable de celle de la culture. À ce niveau, nous retrouvons l'antagonisme entre les partisans de la culture et de l'identité arabo islamique et  ceux qui sont accusés d'adhérer à la culture occidentale.
L'ensemble de ces antagonismes, libérés par la révolution, vont évidemment provoquer toutes sortes de conflits. Et ces conflits vont provoquer, selon les circonstances particulières de chaque pays, des crises politiques plus ou moins graves qui déboucheront soit sur des modes de résolution violents, soit par des modes de résolution pacifique, soit sur une alternance des deux modes.
Le compromis constitue l'un des modes privilégiés de résolution pacifique des conflits au cours de l'expérience des révolutions arabes.
Le gouvernement dans la précarité.
Ces antagonismes libérés marquent profondément la vie politique post révolutionnaire. Nous avons affaire à des sociétés éclatées, pulvérisées par l'explosion inattendue d'un ensemble de contradictions majeures, libérées par l'effet de la révolution, mille fois aggravées par la circulation des armes et la présence de véritables arsenaux circulant à l'intérieur des frontières et par-delà.
Au cours de cette expérience, le compromis n'est pas un choix, mais une nécessité. Ceux qui, pour des raisons d'intérêts ou de pouvoir n'ont pas voulu l'admettre ont fracassé l'avenir de leurs peuples dans l'anarchie ou la guerre civile. La hantise de la guerre civile ou du chaos constitue précisément l’un des ressorts du recours au compromis. La crainte d’un retour à la dictature en est un autre.
Les périodes transitoires se caractérisent par une sorte de suspension des standards et des normes. Les dirigeants, les institutions, les lois qui gouvernaient avant la période révolutionnaire tombent. Mais les nouveaux dirigeants, les nouvelles institutions et les nouvelles lois qui sont installés demeurent dans la précarité, l'attente et le manque de crédibilité et d'autorité. Ils portent tous le qualificatif quasiment désobligeant de « Provisoire » et de « Transitionnel ». Nous sommes en période de régence, avec tout ce que cela comporte de précarité, de résistance, de dérision, de moqueries et de complots. Le peuple, ivre de sa liberté, rejetant les formes et les lois du passé, prend un certain plaisir à la désobéissance. Il se rie des lois, il se moque de la folle et irresponsable agitation de ses députés. Il est arrogant, agressif, irrespectueux envers les responsables. Quand on le rappelle à l'ordre ou à la discipline, il répond : « Révolution!».
La démocratie par le compromis.
Cet état de précarité va toucher tous les aspects de la vie politique, y compris ceux qui sont fondés les principes les plus solides de la démocratie tant attendue et pour laquelle pourtant la révolution a sacrifié ses martyrs. Même le principe sacro-saint de la souveraineté populaire, exprimée par le suffrage électoral universel, à peine mis en œuvre, dans une sorte d'euphorie instantanée, va aussitôt être malmené et contesté. L'Assemblée nationale constituante en Tunisie, élue le 23 octobre 2011, ainsi que, mais plus gravement encore, le Congrès nationale général libyen, élu le 7 juillet 2012,  vont en faire les frais. Dès le 23 octobre 2012, l'Assemblée nationale constituante ayant dépassé son mandat d'une année consignée pourtant  dans la Déclaration du processus transitoire du 15 septembre 2011, le parti Nida Tounis, présidé par M. Béji caïd Essebsi, allait lancer la campagne de contestation de la légitimité électorale et du principe majoritaire, pour lui opposer la légitimité consensuelle et le principe du tawâfuq. N'ayant pas la majorité absolue, soumis à des tensions très fortes d'une large partie de l'opinion publique, discrédité par l'amateurisme caractérisant sa gestion des affaires publiques, subissant les contrecoups des événements politiques nationaux et internationaux, parfois tragiques, le parti majoritaire allait lui-même endosser et pratiquer le mode de gouvernement et de prises de décisions consensuelles. Par voie de conséquence, des principes démocratiques aussi incontestables que le principe majoritaire deviennent inefficaces et perdent leur valeur symbolique et morale. Pour cela, et dans l'hypothèse où les circonstances sociopolitiques restent sous contrôle et n'aboutissent pas à l'anarchie ou à la guerre, le compromis va devenir, à l'encontre des principes juridiques et des règles les mieux établis, le mode de gouvernement de la transition démocratique.
L’alliance du Religieux et du temporel.
Les révolutions arabes ont révélé au grand jour, avec des degrés d’intensité variable,  un antagonisme majeur entre une demande de religiosité radicale, embrassant tous les aspects de la vie sociale et un « civisme » qui entend cantonner le religieux à la religion, c’est-à-dire à la foi et au culte, sans interférences sur la vie politique et le droit. C'est entre ces extrêmes qu’émerge le discours « du milieu » wasatî, celui de l'islam modéré, mu’tadil , qui deviendra le discours central en matière d'action politique et d'organisation du pouvoir.
Ces demandes contradictoires peuvent cohabiter et même faire front commun. C’est le cas des plateformes élaborées en Tunisie, par le « Comité du 18 octobre pour les droits et libertés », un an après la grève de la faim d’octobre 2005, entre les partis de gauche et le parti islamiste Ennahdha. La déclaration élaborée par le « Comité du 18 octobre » relative aux relations entre l'État et la religion met l'accent sur l'appartenance identitaire arabo-islamique d'un côté, mais, d'un autre côté, sur les acquis de l'universalisme et de la modernité. Cette déclaration  prend soin de noter que l'État dont on espère la fondation ne peut-être qu'un « État civil » fondé sur la souveraineté du peuple, les élections, la responsabilité et l'alternance.  Elle précise que l'action politique, ouverte à la négociation et au dialogue, ne peut avoir aucun caractère sacré, et qu'elle constitue une œuvre purement humaine, quelles que soient les convictions et les croyances des acteurs.
Ce type de déclarations, avec sa terminologie particulière[8], va se substituer au langage politique de la société ancienne[9]  ou, selon les circonstances, se mélanger à lui. Le plus remarquable, c'est que nous le retrouvons dans des textes post révolutionnaires, comme la Déclaration d’El Azhar sur l'avenir de l'Égypte, du 19 juin 2011, rédigé par des intellectuels et des oulémas  sous l'égide du cheikh  d'El Azhar, Ahmed al-Tayyeb. La Déclaration d’el Azhar avait essentiellement pour but de  déterminer les principes sociaux et politiques qui devaient gouverner l'avenir de l'Égypte. S’inscrivant  clairement dans la tradition des gens de la Sunna et de la jamâ’a,   et dans une optique de  consensus, tawâfuq,  la  Déclaration   définit   l'islam comme la religion du  juste milieu, du réformisme et de l'ijtihad. Elle condamne  le radicalisme al ghulou, qui ne fait qu’exploiter la religion, et qu’utiliser les méthodes du takfîr (accusation d’hérésie) et du sectarisme. S'agissant de la relation entre la religion et l'État,  elle pose la charia comme la source principale de la législation, mais consacre le principe d'un État national, constitutionnel, moderne et démocratique, pluraliste, fondé sur la volonté du peuple, le dialogue, la loi, et les libertés,  tout à l’opposé de l’Etat théocratique. La Déclaration prend soin de noter que la démocratie est la forme moderne de la Shûrâ islamique.
Cette alliance du religieux et du temporel au niveau du discours est posée en termes prescriptifs, comme le résultat d'une volonté collective consensuel. Mais, entre la volonté et la mise en œuvre, il existe des zones d'ombre, pouvant donner lieu à des interprétations contradictoires et, par conséquent, à des crises et à des conflits politiques. C'est ce qui est arrivé en Tunisie au cours du processus d'élaboration de la constitution. Les procédures consensuelles ont cette caractéristique de pouvoir rétablir la paix, par le consensus, en fermant les portes de certaines crises, mais, hélas, pour les ouvrir à d'autres crises, lors de la mise en exécution des décisions consensuelles.
B.   Procédures et modes d’expression du compromis.
L'idée générale qui régit les expériences transitoires dans le monde arabe, c'est que ces dernières ont pour seul objectif de mettre en place les structures d'un ordre constitutionnel et politique nouveau, en totale rupture avec les dictatures, démantelées par les révolutions. Par conséquent, le nouvel édifice doit être ajusté et répondre aux attentes de toutes les catégories sociales et non pas uniquement à celles qui détiennent la majorité électorale.
tawâfuq
Figure du compromis, Le tawâfuq exprime bien l'idée selon laquelle, dans l'intérêt de tous et de chacun, le consensus conduit les acteurs, soit à renoncer à des procédures majoritaires formelles de prise de décision, au profit d’une procédure informelle par tacite acceptation, soit à faciliter le recours au vote majoritaire formel, par suite de l'établissement préalable du consensus sur les questions de fond.
En Tunisie, nous avons entendu très souvent cette  revendication : « une constitution pour tous » dustûrun lil jamî’. Cela sous-entend que la constitution ne peut être l'œuvre des députés qui ont été précisément élus pour l'élaborer, mais celles qui réunira l'ensemble des groupes, par voie de consensus. Nous sommes en définitive dans une situation ou la légitimité démocratique, tant espérée et qui fait incontestablement partie des grands objectifs de la révolution, se trouve concurrencée par une contre-légitimité de type consensuel, en raison de la nature même de la période transitoire que nous avons décrite précédemment. Le principe majoritaire étant susceptible de devenir un facteur de divisions, de tensions et de crises, il convient de lui substituer un mode plus malléable et plus contrôlable de prises de décision, qui réunisse le maximum d'adhésions et sauvegarde l'unité nationale. Autrement dit, le  mode consensuel de prise de décision, Tawâfuq, a cette double vertu de faire prévaloir le processus politique sur le processus légal et le processus informel sur les procédures formelles, ce qui ne veut nullement dire qu'il n'est pas institutionnalisé. En effet, il peut  connaître plusieurs formes d'institutionnalisation, comme la « Commission des consensus » lajnat atawâfuqât,  expérimentée au sein de l'Assemblée nationale constituante en Tunisie ou encore le « Congrès du dialogue national global» vécu au Yémen, ou encore la « Conférence du dialogue national libyen ». Il faut cependant remarquer que pour réussir ce mode consensuel requiert un certain nombre de conditions minimales préalables. Une situation de crise trop forte dans laquelle les différentes positions des acteurs deviennent inconciliables ne peut encourager le recours au consensus. Dans cette situation, hélas, seule la guerre, avec sa logique alternative implacable, victoire pour les uns défaite pour les autres, pourrait résoudre les conflits impossibles à résoudre par les voies pacifiques.
Al hiwâr al watani.
Le consensus nécessite souvent une minutieuse préparation. Il exige également un mécanisme ou, en d'autres termes, un process, une enceinte à l'intérieur de laquelle se déroule l'échange des points de vue entre les différents acteurs en compétition. Pour clarifier le débat, apprécier la portée et l'effet des concessions, renoncements, renonciations des uns et des autres, prendre enfin ensemble la décision finale sur telle ou telle question, force est d'instituer un processus de dialogue. Ce processus de dialogue, en particulier dans le cas où il prend une dimension nationale, peut se révéler salutaire. C'est ce qu'a révélé d'une manière remarquable l'expérience tunisienne. Après l'assassinat de Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013, la crise politique majeure que cet assassinat a provoquée, les immenses manifestations qui ont eu lieu en août 2013, l’occupation de la place du Bardo par les protestataires, le retrait des députés de l'opposition de l'Assemblée nationale constituante, la suspension des travaux de l'Assemblée par la décision de son président, l'apparition du mouvement tamarrod  aussi bien en Égypte qu'en Tunisie, la prise du pouvoir par l'armée en Égypte, la déliquescence de l'État en Libye, la flambée du terrorisme, la résistance du gouvernement Laarayedh à toutes les formes de pression, seul le « Dialogue national » a pu sortir le pays d'une des plus dangereuses crises politiques de son histoire. Ce dialogue, ouvert le 5 octobre 2013, rassembla les 21 partis politiques   les plus importants et fut initié par l'Union générale des travailleurs tunisiens UGTT, puis placé sous l'égide des quatre organisations nationales : l’UGTT, l’UTICA, la Ligue tunisienne de défense des droits de l'homme, LTDDH, et enfin l'ordre national des avocats tunisiens. Ce dialogue s’articulait autour d’une « feuille de route » Kharitat a-tarîq , qui, après plusieurs incidents de parcours, fut signée par les protagonistes[10].
Kharitat a-tarîq
La « feuille de route » est l'une des techniques utilisées dans le cadre global du consensus. Il s'agit, dans un document écrit et signé par l'ensemble des parties en présence, de définir des actions échelonnées sur un calendrier déterminé. L'une des premières manifestations de ces techniques en Tunisie fut la « Déclaration sur le processus transitoire » du 15 septembre 2011, à laquelle il a été fait allusion précédemment. Le dialogue national sous l'égide du quartette a réussi également à élaborer une feuille de route pour définir aussi bien l'échelonnement et la fin des travaux de l'Assemblée nationale constituante que la nature, les délais de promulgation de la nouvelle constitution, la démission du gouvernement de la troïka, enfin La nomination et les compétences du nouveau gouvernement de technocrates. Il n'est pas excessif de dire que le dialogue national et la feuille de route sauvèrent le pays de l'effondrement et permirent un nouveau départ.
Les procédures informelles de dialogue national peuvent aboutir à deux résultats contraires.  D'un côté, elles peuvent inciter les institutions officielles à assurer elle-même une procédure de dialogue interne, dérogatoire à leurs procédures légales ordinaires, en vue d'aboutir à des accords qui seront ensuite ratifiés par les procédures ordinaires de l'institution en cause. C'est ce qui s'est fait en Tunisie à travers la « Commission des consensus », lajnat a tawâfuqât. Mais, d'un autre côté, elles peuvent susciter des réactions d'hostilité déclarée, parfois virulente, de la part de ces mêmes institutions officielles, mécontente de se voir contournées  et voyant dans l'institution du dialogue et de la feuille de route les signes de leur propre échec. Certains députés de l'Assemblée nationale constituante en Tunisie ont pris à partie le dialogue national en des termes quasiment insultants[11].
Deuxième partie : les manifestations du compromis.
L'idée générale qui anime la recherche du compromis consiste à admettre que le religieux aussi bien que le temporel ne peuvent être ni totalement acceptés ni totalement rejetés. Une cohabitation est nécessaire entre le sacré et le profane. Cette cohabitation va cependant entraîner une certaine incohérence du résultat.
A.     Le compromis autour du sacré, al muqadas.
Les sociétés arabes sont des sociétés croyantes. Ce sont des sociétés qui surprennent certains regards étrangers en ce qu'elles demeurent toutes traversées par cette « flèche inaltérable de l'islam» qui traverse les temps et les lieux avec une inusable énergie. La croyance la plus répandue dans ces sociétés se fixe évidemment sur les dogmes inamovibles et le culte de l'Islam en tant que religion pure, mais continue également à se fixer sur le système social que cette religion a pu engendrer dans l'histoire, notamment dans le domaine de l'éthique et du droit. L'ensemble de ces règles pratiques cultuelles, morales ou juridiques sont traditionnellement intégrées dans le corpus des règles pratiques de la vie du musulman, shari’â, (la charia). Et cette dernière continue à bénéficier d'un respect « pré- critique » quasiment dans l'ensemble des sociétés islamiques[12]. Le droit qui se caractérise par la plus grande proximité avec les questions de l'identité, c'est-à-dire le droit de la famille, continue à être revendiqué comme étant le seul droit acceptable par les sociétés islamiques.
Il est incontestable que ce système de pensée a subi au cours de l’histoire  et en particulier des deux derniers siècles des fractures, des évolutions et des renouvellements profonds qui se manifestent dans le mouvement réformiste, islâh, fondée sur le concept et la méthode centrale de l’ijtihad. Cette méthode consiste au nom de « l’aisance, yusr, taysir,  du peuple musulman » et des objectifs ultimes du shar’ à céder sur l'interprétation littérale du texte sacré au profit d’une interprétation accommodante qui tienne compte à la fois des objectifs de la loi sacrée et des circonstances particulières de temps et de lieu.
Cependant, malgré l'incontestable évolution de la pensée et des mœurs, la religion demeure le marqueur essentiel de l'identité, concurrençant de ce fait l'allégeance nationale. Mais, d'un autre côté, l'institutionnalisation de la vie politique dans le cadre de schémas juridiques modernes, l'occidentalisation des mœurs, l'individualisation de plus en plus poussée des choix personnels, la transformation des mentalités, pèsent d'un poids aussi lourd. Entre ces deux courants et à tous les niveaux, comme celui du dialogue national ou des chartes et documents issus de ce dialogue, celui de l'élaboration de la constitution ou des lois électorales, à tous les niveaux il a fallu élaborer ou se voir imposer des compromis.
Le compromis essentiel autour du sacré, se révèle tout d'abord par le fait qu’aucune contestation radicale de la religion, au niveau philosophique ou politique n'est désormais pensable. L'incroyance existe, notamment dans les cercles des intellectuels et des artistes, mais la visibilité publique lui est refusée. En conséquence, par le fait de cette pesanteur inévitable, il devient courant de faire référence dans les discours et dans l'action politique à des signes évidents de religiosité, comme la référence aux versets coraniques, aux haddiths prophétique ou à la pensée des théologiens ou des légistes, fuqaha.  Cela est vrai aussi bien du côté des partis démocratiques et libéraux, qui revendiquent officiellement la neutralisation religieuse du politique et la dépolitisation du religieux, que du côté des partis de la gauche ou de l'extrême gauche ou des nationalistes.
« Je suis musulman, mon père est musulman, ma mère musulmane, mon grand-père musulmans d’un peuple musulman ! » : ces mots mémorables ont été prononcés en séance publique de l'Assemblée nationale constituante le 5 janvier 2014,  de manière véhémente surchargée d'émotion, par un célèbre député de l'extrême gauche, Monji Rahoui, en réponse à une attaque médiatique d'un député islamiste ultraconservateur, Habib Ellouze, qui l'accusait la veille d'être un laïciste, ennemi de l'islam, ouvrant ainsi la voie à des appels au meurtre pour apostasie.  Cet incident qui eut le mérite d'être à l'origine de la condamnation du takfîr dans l'article 6 de la constitution tunisienne prouve que nous sommes dans un contexte de psychologie sociale et politique très peu sécularisé. Dans un climat sécularisé, ni l'accusation ni la réponse n'auraient pu avoir lieu, les affaires de convictions personnelles n'ayant pas accès aux affaires publiques. L'athéisme, le blasphème ou la dérision à l'égard de la religion n'ont pas encore droit de cité. Rappelons qu'en Tunisie un jeune internaute a été, en mars 2012, condamné à plus de sept années d'emprisonnement par la cour d'appel de Monastir, pour avoir diffusé sur facebook des caricatures du Prophète. Cela constitue un exemple significatif de l'état de l'opinion, des autorités et des juges sur cette question fondamentale des droits de l'homme.
C'est ainsi que le premier projet de constitution, adopté en août 2012 à la suite des événements d’al ‘Ibdilliya[13], contenait des dispositions claires relatives à la pénalisation de l'atteinte au sacré, i’tidâ alâ l muqaddasât. Un projet de révision du code pénal allant en ce sens était, en même temps, discuté au sein de l'Assemblée nationale constituante. Ces projets furent mis en échec et retirés par la suite, sous l'effet des réactions déterminées du Comité d'experts juristes ayant travaillé au cours de l'année 2011 sous l'égide de l'Instance de réalisation des objectifs de la Révolution, ainsi que des organismes démocratiques et libéraux de la société civile et des députés et partis politiques de l'opposition. La recherche du compromis, sans lequel la coalition gouvernementale (troïka) ne pouvait gouverner explique ce résultat.
La religiosité de la société revêt plusieurs formes d'expression sur le plan constitutionnel, juridique, culturel ou éducatif. Sur le plan constitutionnel, elle se révèle principalement par l'affirmation du principe selon lequel la charia constitue la source unique ou principale de la législation ou encore par la volonté de l'État de protéger la religion contre toute atteinte, notamment par la sanction de toute atteinte au sacré. Sur le plan culturel et éducatif, elle se manifeste par l'affirmation, dans les constitutions et dans les chartes, de l'appartenance à la communauté arabe et islamique. De même, des dispositions sont prévues pour affirmer que l'éducation doit inculquer aux jeunes les principes de la religion islamique ainsi que la connaissance de la culture et de la langue arabes.
C'est donc sans étonnement que nous pouvons retrouver l'ensemble de ces principes dans la « Charte du dialogue national global » yéménite de janvier 2014[14]. Au sujet de la protection du sacré, cette charte dispose : « Il est interdit d'insulter la religion islamique et les religions monothéistes et de dénigrer les envoyés de Dieu et les prophètes. Celui qui commet de tels faits est pénalement punissable ». (Groupe chargé de la question de la construction de l'État, point  9, p. 86). En contrepartie, et c'est ici que se situe le compromis, l'action politique radicale entreprise au nom du sacré se trouve condamnée et interdite. Dans la même Charte yéménite, l'exploitation des lieux de culte en vue de propager des idées partisanes ou des intérêts politiques ou encore d'appeler à la haine ou à la violence ou à la guerre civile est interdite. Dans le même sillage, sont interdits les partis politiques constitués sur une base religieuse, raciale ou sectaire. Parmi les questions récurrentes du débat politique dans le monde arabe la question du « takfir » [15] constitue l'une des questions les plus polémiques. La condamnation du takfir dans la constitution tunisienne ou dans la charte yéménite a été posée en contrepartie  du rôle de l'État dans la protection du religieux. La Charte yéménite proclame : « Il est interdit d'utiliser le discours religieux dans l'action politique. Toute parole ou toute action portant accusation d'apostasie contre un musulman ou un groupe ou une tendance politique ou religieuse ou intellectuelle au Yémen est considérée comme un crime puni par la loi ». (Groupe chargé de la question de la construction de l'État, point  23, p. 92). Ce principe est repris au point 139 des décisions finales (p. 207).
Nous voyons clairement à travers ces exemples que la position finale sur la question du sacré est le résultat d'un certain nombre de compromis et de concessions entre deux tendances extrêmes. Nous pouvons observer la même démarche à propos du thème de « l'État civil ».
B.      Le compromis autour de l'État civil, dawla madaniyya.
À ce niveau-ci également existe des « inavouables ». La laïcité en fait partie, bien qu'en Tunisie, au cours des événements révolutionnaires, des slogans et des affiches réclamant clairement la laïcité aient pu être vus et entendus. Une connotation péjorative est attachée au terme « laïcité » qu'on traduit en arabe par lâïkiyya ou almâniyya. Cette connotation négative provient du fait que, pour des raisons politiques, historiques et religieuses, également pour des raisons de contexte culturel et interculturel, la laïcité est assimilée à l'incroyance et à l'athéisme. Il est donc aisé de comprendre que dans une société croyante, elle devienne difficilement « avouable ». C'est donc par esprit de compromis, à la fois volontaire et forcé, que les penseurs, les groupements ou les partis « laïcistes » non seulement renoncent à déclarer leurs thèses laïcistes, mais en viennent même à pratiquer la surenchère inverse.
Le concept d’ « État civil » ou, dans certains textes comme  le préambule de la constitution égyptienne, de « gouvernement civile », hukûma madaniyya,  constitue en fait un « autrement dit… », c’est-à-dire une manière de mieux se faire comprendre par l'opinion commune en acclimatant le concept et son signe au milieu national et à son langage spécifique. En réalité, cependant, il s'agit d'une rupture totale par rapport à la philosophie politique ancienne, telle qu'elle a été vécue au cours des siècles qui ont précédé les grandes ruptures réformistes du XIXe siècle.
Cette expression forte, « Etat civil », renvoie en réalité à un complexe de sens et de présupposés : le premier est que le droit et la politique ont pour seule source et pour légitimité la volonté du peuple ;  le deuxième, que le gouvernement est constitué par la voie de mécanismes représentatifs électoraux et qu'il est soumis au principe du pluralisme, de l'alternance et du règne de la loi ; le troisième, que la matière centrale du droit et de la politique s'incarne dans les droits fondamentaux de la personne et du citoyen, en particulier les droits de la femme ; le quatrième, que l'État adhère à la communauté internationale des Etats et aux règles du système juridique mondial ; enfin, le cinquième, que l'action politique ne peut recourir à la violence, que cette violence soit utilisée dans la compétition politique contre les adversaires ou qu'elle soit dirigée contre l'État et ses institutions légales par le renversement ou le coup d'Etat. L’ensemble de ces significations se trouve contracté dans l'expression très courante de « État de droit », dawlat al qânoun.
Le paragraphe 3 du préambule de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 est tout à fait significatif en ce sens : «En vue d’édifier un régime républicain démocratique et participatif, dans un État civil ou la souveraineté appartient au peuple, aussi bien  par la voie de l’alternance pacifique au pouvoir,  qu’à travers des élections libres et sur le fondement du principe de la séparation des pouvoirs et de leur équilibre ; un régime dans lequel le droit de s’associer sur la base du pluralisme , la neutralité de l’administration et la bonne gouvernance, soient le fondement de la compétition politique ; un régime par lequel l’Etat garantisse la primauté de la loi, les libertés et les droits de l’Homme, l’indépendance de la justice, l’égalité des droits et des devoirs entre les citoyens et les citoyennes et l’équité  entre les régions ».
En même temps qu’était retiré l'ancien projet d'article 141 qui faisait référence à l'islam en tant que religion de l'État, un article 2 a été inséré puis adopté par le constituant tunisien. Il se lit ainsi : «La Tunisie est un Etat civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit »[16].

C.     La chose et son contraire.
Le compromis constitue rarement le signe de la synthèse ou de l'harmonie. Instrument politique, relevant plutôt de la tactique que de la stratégie, il est destiné principalement à éviter les confrontations et les crises dont personne n'est certain de sortir vainqueur. Il crée, par conséquent, des situations d'attente dont chaque acteur espère une issue favorable. S'il est une condition de réussite en politique, il n'en est pas moins porteur d'idées contradictoires souvent accolées les unes aux autres. Il en est ainsi dans la Charte du dialogue national global yéménite que nous avons déjà citée. Dans la partie relative à « l'identité de l'État », le point  10 intitulé « la religion de l'État » englobe deux points. Le premier définit l'islam comme la religion de l'État et la langue arabe comme la langue officielle du Yémen. Le deuxième stipule que : « le Yémen est un État fédéral, civil, démocratique, indépendant et souverain, fondé sur l’égale citoyenneté, la volonté du peuple et la souveraineté de la loi. Il constitue une partie de la nation arabe et islamique. » Ainsi, d'un côté il est fait référence à l'islam en tant que religion de l'État, ce qui ne fait que consacrer logiquement les principes constitutionnels déjà inscrits dans la Charte, tels que le principe de la « charia comme source du droit », ou encore les institutions historiques indépendantes admises par le fiqh, comme l'autorité de consultation, iftâ,  la zakât ou les awqâf (biens de main morte). Mais, d'un autre côté, on affirme néanmoins la souveraineté du peuple, de la loi et du législateur, la démocratie et les droits de l'homme, la primauté du droit international, en particulier la Déclaration universelle des droits de l'homme et les deux pactes onusiens, la promotion quasiment inconditionnelle des droits de la femme, ce qui ne s'inscrit pas dans la même logique que celle de la révélation de la loi par le texte sacré et les dires du Prophète, les droits de Dieu et la jurisprudence dérivée d'une intention religieuse.
 La constitution égyptienne  remaniée  proclame dans le préambule : « Maintenant, nous rédigeons une constitution parachevant la construction d'un État démocratique moderne dont le gouvernement est civil ». « Nous rédigeons une constitution qui confirme que les principes de la charia islamique sont la source principale de la législation et que la source autorisée de son interprétation est constituée par les règles de la Cour constitutionnelle dans ce domaine ».       Ainsi, la Cour constitutionnelle, organisme moderne d'inspiration européenne, acquiert une habilitation inattendue à interpréter la loi sacrée.
La constitution tunisienne est certainement la plus sécularisée du monde arabe. Cependant, par le jeu de compromis successifs, notamment au sein de la « Commission des consensus », lajnat atawâfuqât[17] , elle n'échappe pas aux ambiguïtés et contradictions. Si cela n'apparaît qu'en filigrane dans le préambule et entre l'article premier et l'article 2 de la constitution, cet aspect va se révéler d'une manière très claire dans certains articles de la constitution, comme l'article 6 ou l'article 39. Considérons le seul exemple de l'article 6, plus proche de notre sujet. Ce dernier est ainsi rédigé : «L’État protège la religion,  garantit la liberté de croyance, de conscience et de  cultes. Il assure la neutralité des mosquées et des lieux de culte de toute exploitation partisane.
L’Etat s’engage à diffuser les valeurs de la modération et de la tolérance et à protéger le sacré de toute atteinte. Il s’engage également à prohiber et empêcher les accusations d’apostasie, ainsi que  toute incitation à la haine et  à la violence ».
En vérité, comme il est aisé de le constater, cet article constitue un véritable pot-pourri constitutionnel. Il est le résultat de confrontations objectives, profondes et multiples entre les tenants conservateurs d'une constitution protectrice de l'islam et de son rôle dans la société et dans l'État et les tenants d'une séparation de la politique du droit, de l'État et de la religion sociale. Pour ces derniers, la religion doit demeurer dans le cercle de la foi, du culte et des mœurs, mais ne doit pas aller au-delà. Cet article a provoqué une véritable secousse tellurique au sein de l'opinion puisque, en consacrant la liberté de conscience, huriyyat adhamîr, il s'inscrit dans une perspective résolument moderne et révolutionnaire, en totale rupture avec le shar’ classique qui ne reconnaît pas, pour le musulman, la liberté de quitter sa religion. Dans cette perspective, l'article revendique la liberté de religion, la tolérance et la modération, la neutralité partisane des mosquées et des lieux de culte, condamne tout appel à la violence ou au meurtre des hérétiques et apostats. Mais, d'un autre côté, il fait de l'État le protecteur de la religion, ce qui ne signifie rien d'autre que la religion islamique, et l’engage à protéger le sacré contre toute atteinte. Il faut reconnaître qu'il sera bien difficile de concilier le rôle de l'État en tant que protecteurs de la religion et du sacré et  son rôle en tant que garant de la liberté de conscience. Nous sommes bien devant un compromis qui maintient les contradictions, « en attendant que... », chacun attendant selon ses propres ambitions et espoirs.


 Conclusion.
Depuis le XIXe siècle, le monde arabe est devenu une sorte de fabrique de mots : mots inventés (dustûr, qânun, almâniyya), mots remodelés (hurriya, huqûq), mots transcrits (dimuqrâtiyya, lâ’ikiyya), « mots de passe » (madanî, ijtihâd, mu’tadil, mutatarrif), mots travestis (bay’a, jihâd, shûrâ, tâghout…).  Les mots de la politique sont exploités, traités ou même manipulés pour tenir compte des évolutions profondes, des contextes nationaux et du contexte international. Cela donne parfois des métissages inattendus comme dans certaines expressions très usitées telles que « thawra mubaraka », « thawra tâhira », « shuhadâ a thawra ». Cela donne également des mélanges de logiques, à l'instar des formules sacramentelles dans les constitutions ou encore lorsque les représentants du peuple arrêtent la constitution « au nom du peuple et par la grâce de Dieu ». Tout cela est signe d’évolutions, d’agitations, de cassures et de recherche de soi.

Par ailleurs, le religieux n'est plus seul, (l’a-t-il jamais été ?), au-dessus de la politique, de la culture et de la géographie. Chaque nation, chaque État, veut avoir son islam particulier, manière de combattre ou peut-être d'en finir, malgré les apparences, avec le modèle ancien fondé sur la communauté des croyants, sans égard aux territoires. Pire que cela, chaque cause politique, chaque militant ou combattant, chaque milice armée, agissent en politique, au nom de la foi, au nom de la Loi. Mais, il s’agit encore d’une question d’interprétation, selon les sélections linguistiques appropriées.
Par conséquent, à côté du fonds dogmatique, quasiment inaltérable, les usages du religieux vont dans tous les sens, même si c’est pour aller sens dessus dessous. La grande souffrance de l’islam, mais également l’explication de sa sur-présence sur tous les fronts médiatiques et des conflits internes et internationaux,  c’est un excès de politisation. Congénitalement, autant il est une religion, l’islam est une politique.



[1] Sur la notion de situations révolutionnaires, Charles Tilly, Europeens revolutions, 1492-1992, Blackwell publishers, 1993, p.10.
[2] Charles Tilly, op. cit., p.14. Qui met l’accent sur le contrôle des forces armées.
[3]

[4] Ghassan Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates : Politiques d'ouverture dans le monde arabe et islamique. Fayard, 1994.


[5] A. Filali-Ansari, « The languages of the arab revolutions”, Journal of democracy, April 2012, volume 23, p. 1.
[6] Liberté civile et politique, constitution, séparation des pouvoirs, État de droit. Classification des régimes politiques en régimes d'assemblées, régimes parlementaires, régimes présidentiels, régimes mixtes.
[7] « The Excellency of a free State » est le titre d’un ouvrage du Républicain  Marchamont Nedham,  publié en  juin 1656. Voir François Quastana et Pierre Serna, « Le républicanisme anglais dans la France des Lumières et de la Révolution : mesure d’une présence », in La Révolution française, Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française, n°5, 2013.


[8] « État civil », « démocratie », « souveraineté populaire », « république », « droits de l'homme ».
[9] Sunnah et jama’a, aql et naql, shura, bay’a, khilafa,’aqd, huqûq allah
[10]  Cette feuille de route consistait en un calendrier politique autour des axes principaux suivants :
1) Démission du gouvernement de la Troïka et formation d’un gouvernement indépendant de compétences, chargé de la préparation des élection et qui ne se présentera pas aux élections.
2 ) Achèvement de la Constitution dans le délai d’un mois.et détermination des pouvoirs de l’ANC jusqu’à la fin de la période transitoire.           

3 ) Adoption de la loi électorale et organisation des élections législatives et présidentielles.

[11] Cas du député Néjib Mrad du parti Ennahdha. .Notamment en jouant sur les mots hiwâr (dialogue) et himâr (âne) phonétiquement proche. Ce jeu de mots a été rendu possible par un malencontreux lapsus du président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme le jour de l’ouverture du Dialogue.
[12] Abdu Filali-ansary, loc. cit., p.13
[13] Evènements au cours desquels des islamistes de tous bords attaquèrent  une exposition artistique au palais historique al ‘ibdiliyya à la Marsa, aux motifs que les tableaux exposés étaient blasphématoires.
[14] Pour les citations tirées de cette charte nous avons  utilisé le document officiel publié par la présidence de la république du Yémen, Charte du dialogue national global, wathîqat al hiwâr al watanî a shâmil, Sanaa, 2013 2014.
[15] Accusation d'apostasie ouvrant droit à la condamnation à mort.

[16] On pourrait également traduire par «… Primauté de la loi ».
[17] Etablie dans un premier temps d'une manière informelle après les événements de l'été 2013, et institutionnalisée par la suite par une modification du règlement intérieur de l'Assemblée nationale constituante.